4/07/2024
Allez donc savoir pourquoi, dans ce petit jardin de l’hôpital, je décidais de m’asseoir sur ce banc, aux cotés de cet homme que je n’avais jamais vu.
Nous étions là, tous les deux, à l’ombre de l’imposant bâtiment des Urgences de l’hôpital de la Timone à Marseille, avec son ballet de véhicules de secours, sirènes hurlantes, sans parler de l’hélicoptère jaune qui décolle ou se pose (trop) souvent à mon gout. Et puis il y a cette Marseillaise, dans toute sa splendeur, expliquant aux pompiers allant aux urgences qu’elle doit s’arrêter en voiture juste devant l’entrée de l‘IHU pour y déposer sa maman : « fatche de con, où tu veux que je jette mère ? » crie-t-elle !
Au milieu de ce manège incessant de sirènes non venues de la mer voisine, je décide d’attendre que l’on vienne me chercher. D’ailleurs, à l’hôpital on attend toujours et pour tout, le patient doit être patient, c’est sa première qualité.
Moi, patient, je n’ai rien dit à cet inconnu. Je me suis contenté d’un simple « bonjour » savamment murmuré, venu plutôt du plus profond de moi même. Depuis que je connais « le dedans de moi-même » ça va mieux ! Effectivement, après une scintigraphie suivi d’un scanner qui est allé si loin que j’ai pu découvrir mon moi intérieur, au sens propre du terme, jusqu’au squelette. Dans mon for intérieur, aujourd’hui je n’ai plus de secret. Du moins c’est ce que je croyais.
Nous étions deux. Deux hommes : Ahmed et moi même. Ahmed, qui lui s’était présenté avant moi, avait l’air triste, les larmes aux yeux, la voix chevrotante et quelques perles de sueur sur son front. Sous cette chaleur estivale, le grand gaillard devant moi, craquait dans tous les sens. Il m’adressa alors la parole : « Vous voulez mon sandwich, je ne l’ai pas touché, je ne peux pas manger car ma mère est morte il y a dix minutes ».
On ne se connaissait pas encore il y a dix minutes. Si j’étais arrivé 15 mn avant peut-être aurait-elle été encore en vie ? Mais, je me sentis, comme beaucoup l’aurait fait, le devoir de l’écouter et lui parler, car j’ai aussi vécu cette douloureuse expérience dans d’autres circonstances. Très vite la discussion passe du souvenir, aux conditions d’inhumation, aux papiers administratifs, au Maroc, son pays natal, à l’argent et l’héritage. Toutes ces pensées (non pensées) qui traversent chacun d’entre nous dans ce type de moment très particulier. On ne perd qu’une seule fois sa maman. Pour lui, tout y passe : sa soeur, ses enfants, sa femme qui a un cancer, ses vacances annulées, l’héritage dont la soeur s’est déjà agrippée.
Je tente malgré tout de l’écouter et lui répondre quelques choses d’utiles avec toutefois des phrases toutes faites dans un tel contexte (on l’a tous fait) : « gardez les meilleurs souvenirs » « ne mélangez pas tout » « le temps vous aidera » et l’on vous aidera aussi à surmonter cette épreuve. Chaque difficulté sera résolue en son temps (ce que je devrais m’appliquer personnellement et professionnellement dans la vie : me laissez du temps pour moi). Ça ira mieux dans un an. Délai souvent nécessaire pour un deuil réussi.
« Je me fous de l’argent » me lance-t-il tout à coup spontanément. « Quoi ? » Me dis-je. L’entrepreneur que je suis ne peut naturellement pas laisser dire ça. On ne se fout pas de l’argent, surtout quand on en n’a pas ! Je lui explique alors que mon statut d’assimilé salarié et patient en arrêt maladie. La sécurité sociale estime, après avoir payé personnellement durant de longues années des charges patronales et sociales, que je ne pouvais pas bénéficier d’indemnités liées à mon arrêt de travail. Circulez y a rien à voir. Ma hanche va me « tué » ?
C’est vrai je viens de passer 14 jours en un mois à l’IHU de Marseille, mais pour la sécurité sociale : rien, « la shi » pour reprendre la langue natale d’ Ahmed qui aussitôt me glisse, sans pouvoir même réagir, 15 euros en billets dans la poche de mon short. Refusant d’accepter cet argent, il hausse le ton me disant : « Toi, tu as été gentil, tu me fais plaisir en acceptant, tu as le pris le temps de m’écouter et me parler et ça, ça n’a pas de prix ». La gifle pour moi.
Ahmed est ensuite retourné à l’hôpital retrouvée sa défunte Maman, moi je suis resté figé sur mon banc, à l’ombre.
Je me suis questionné sur cette séquence : Pourquoi le hasard m’a-t-il conduit à m’asseoir sur ce banc au côté d’Ahmed ? Pourquoi ai-je pris le temps d’écouter et de parler avec lui, alors que ma mission première, sur ce banc public, était de terminer le dernier Joël Diker : « Un animal sauvage. » Finalement je n’aurais lu aucune ligne. Je serais resté sauvagement concentré sur moi-même comme un animal en détresse.
Si ma jambe gauche est toujours en sale état, ma tête fonctionne toujours. Comme une forme de compensation, elle l’arrête pas de marcher, de cogiter, de se poser des questions existentielles, mais l’essentiel reste cette pause inimaginable mais salutaire dans la vie. Qu’importe ce qu’une personne en détresse peut vous dire, mais la gentillesse et le respect du dialogue n’ont pas de prix ! Tient Ahmed venait de me dire la même chose quelques minutes auparavant.
Je constate aussi avec ces 15 euros glissés dans ma poche, qu’être un entrepreneur indépendant dans ce pays, qui ne coute rien à la société, qui gagne uniquement le fruit de son travail, mais quand la vie lui dit de s’arrêter : il ne gagne plus rien. C’est bien connu, un entrepreneur ça ne tombe jamais malade : (Pas de médecine du travail pour le patron – même si l’on peut se demander à quoi elle sert – Pas de couverture médicale à moins de payer une mutuelle à prix d’or, la sécurité sociale fait le service minimum mais refuse de vous verser des des indemnités en cas d’arrêt de travail, perte sèche de tous vos revenus….) À quoi ça sert finalement d’entreteneur et d’emmerder personne ? À se faire emmerder ?
Mais je retiendrai aussi qu’être entrepreneur (pas le sale patron) ne s’enlaidit pas de ses actions, son engagement, le respect et l’écoute de l’autre. Mon coeur s’est, certainement encore plus, rendu compte que tout a du sens. Ahmed m’a éclairé. Notre discussion avait du sens pour moi et peut-être lui a-t-elle vie servi dans un moment pareil.
Je me suis senti utile. Content d’être là pour cette rencontre qui a donné du sens à l’entrepreneur (raté ?) que je suis ?
J’aime me rappeler cette petite phrase, souvenez-vous : « Vous êtes un enfant de l’univers ; pas moins que les arbres et les étoiles, vous avez le droit d’être ici » Extrait d’un texte, dont l’auteur est inconnu, retrouvé en 1692 dans une église de Baltimore. « Avoir le droit d’être ici ? Question qui s’est posée il y a 332 ans. En 2024, on pourrait ajouter : « Être ici : Mais pour quoi faire ? »
Être utile.
Laisser un commentaire